Muses daignez abandonner les hauteurs de
l'Hélicon, venez dans mon âme m'inspirer mes vers. Mes tablettes sont
placées sur mes genoux, je vais apprendre à tous les hommes une grande
querelle, ouvrage terrible du dieu Mars : comment les rats marchèrent
contre les grenouilles, comment ils imitèrent dans leurs exploits ces
mortels qui passent pour être les géants fils de la Terre.
Voici quel fut le principe de la guerre :
Un jour un rat échappé aux poursuites d'un
chat, et pressé par la soif, se désaltérait au bord d'un étang. Son
menton velu trempait dans l'eau, dont il se gorgeait à plaisir. Une
grenouille, heureuse habitante de ces marais, habile à croasser sur
plus d'un ton, l'ayant aperçu lui parla ainsi :
"Etranger, qui donc es-tu ? quel pays as-tu
quitté pour venir sur nos bords ? qui t'a donné le jour ? Prends garde
à ne pas déguiser la vérité. Si tu me parais mériter mon affection, je
te conduirai dans ma demeure, et je te ferai les présents de
l'hospitalité. C'est Physignathe qui te parle. Je suis la reine de cet
étang ; j'y suis honorée comme telle, et j'ai toujours régné sur les
autres grenouilles. Pélée et Hydroméduse s'étant unis d'amour sur les
rives de l'Eridan, me donnèrent le jour. Ta beauté, ton air courageux,
me font connaître que tu es fort au-dessus de ceux de ton espèce. Tu
es sans doute un grand roi décoré du sceptre ou habile guerrier. Mais,
en grâce, ne diffère plus à me faire connaître ton origine."
Psicharpax lui répondit en ces mots :
"Comment peux-tu ne pas connaître ma race ?
Elle est connue aux hommes, aux dieux, et à tous les oiseaux habitants
de l'air. Mon nom est Psicharpax ; je suis le fils du généreux
Troxarte, la fille du prince Pternotrocte, Lychomyle, est ma mère.
Elle me donna le jour au fond d'une cabane et me nourrit avec des
figues, des noix et des mets de toute espèce. Comment pourrais-tu me
recevoir comme ton ami ? puisqu'il n'y a rien de commun entre nous. Tu
passes la vie au fond des eaux, et moi je me nourris comme les hommes,
je me nourris de tout ce qu'ils amassent pour eux-mêmes. Rien
n'échappe à l'avidité de mes recherches : ni le pain qu'on entasse
dans des corbeilles, ni ces gâteaux aux larges bords assaisonnés avec
beaucoup de sésame, ni les morceaux de jambon, ni les foies d'animaux
recouverts de graisse blanche, ni le fromage frais, ni ces délicieux
gâteaux de miel dont les dieux mimes sont friands, en un mot rien de
ce que les cuisiniers apprêtent pour les repas et qu'ils relèvent de
mille assaisonnements divers. Jamais on ne m'a vu fuir dans un combat
au fort du danger ; c'est alors que je m'élance avec ardeur dans les
premiers rangs. J'approche sans crainte d'un homme, malgré l'énormité
de sa stature ; souvent même, grimpant sur son lit, je lui mords
hardiment le bout du doigt. Je lui saisis le talon avec tant d'adresse
qu'il le sent à peine et que le doux sommeil ne l'abandonne point. A
la vérité je redoute fort deux animaux, l'épervier et le chat. Ces
espèces sont pour la nôtre une source de maux ; je crains aussi les
souricières, ce piège douloureux où réside une mort trompeuse. Mais ce
que je redoute surtout, c'est le chat, cet ennemi cruel qui parvient à
nous saisir à l'entrée même des trous où nous nous réfugions. Je ne
mange ni raves, ni choux, ni courges ; la verte poirée et le céleri ne
sont pas dignes de me nourrir. Ce sont là des mets faits pour vous et
vos marécages."
Physignathe sourit à ces mots et répliqua
ainsi : "Ami, tu fais bien le glorieux et tout cela au sujet de ton
ventre ! Je pourrais vanter moi aussi les merveilles qu'on voit chez
nous, soit dans nos marais, soit sur terre. Le maître des dieux a
donné aux grenouilles la faculté de vivre dans plus d'un élément : il
nous est libre de parcourir les terres en sautant ou de nous plonger
dans les eaux. Si tu es curieux de t'en convaincre, la chose est
facile : viens sur mon dos, serre-moi fortement dans la crainte de
périr, et tu goûteras un plaisir infini à visiter ma demeure !"
A ces mots, elle lui présente la croupe.
Psicharpax y saute d'un léger bond et la tient embrassée par le cou.
Ravi de voir Physignathe nager sous lui,
Psicharpax ne se sentait pas d'aise en considérant les divers
renfoncements de la rive qui formaient autant de petits ports voisins
les uns des autres. Bientôt l'onde devenant agitée, il se sentit
mouillé ; alors il a recours aux larmes, aux plaintes inutiles et
tardives, il s'arrache des poils et replie ses pieds sous son ventre.
Une situation si étrange le jette dans un trouble extrême : tantôt il
porte ses regards vers le bord ; tantôt, en proie à de mortelles
alarmes, il gémit et soupire amèrement. D'abord il abaisse sa queue à
la surface des eaux, et, s'en servant comme d'une rame, il la traîne
après soi. Puis se sentant de plus en plus surmonté par les vagues
armées, il supplie les dieux de le ramener au rivage. Enfin il pousse
d'horribles cris, et sa bouche laisse échapper ces paroles :
"Le noir taureau qui conduisit autrefois
Europe à travers les flots dans l'île de Crète ne porta jamais sur son
dos le poids que l'amour lui imposait, aussi facilement que cette
grenouille me transporte à cette heure sur les eaux vers son
habitation. Comme son corps verdâtre s'élève au-dessus de l'onde
blanchissante !"
Tout à coup, horrible spectacle pour tous les
deux ! une hydre leur apparaît relevant sa tête au-dessus des ondes.
Physignathe ne s'aperçut pas plus tôt qu'elle fit le plongeon, sans
penser quel noble ami elle allait perdre ; elle descendit au fond de
l'abîme, et par là elle évita un destin cruel. Psicharpax, ainsi
abandonné, tomba renversé sur son dos. Il agite inutilement les pieds,
et près de périr, il fait entendre un cri plaintif. Tantôt il descend
au-dessous de l'eau, tantôt il remonte à la surface, et frappant du
pied, il se relève et surnage. Il ne put cependant se dérober à sa
destinée. Son poil pénétré par l'eau, ajoutait à sa pesanteur
naturelle. Il touchait à son dernier moment lorsque s'adressant à
Physignathe :
"Tu n'échapperas point aux dieux, lui dit-il,
après le crime que tu viens de commettre. Tu as causé ma perte en me
précipitant de dessus ton dos comme de la cime d'un rocher. Sur terre,
perfide, tu ne te serais jamais montrée supérieure à moi dans aucune
espèce de combat, ni au pugilat, ni à la lutte, ni à la course ; mais
c'est en employant la ruse que tu m'as précipité au fond des eaux.
L'œil des dieux est un œil vengeur. Un jour tu porteras la peine de ta
perfidie ; c'est à l'armée des rats à t'en punir, tu ne saurais leur
échapper."
A ces mots il expire sous les eaux.
Cependant Lichopinax, assis sur les bords
fleuris de l'étang avait été témoin de ce malheur ; il en gémit
amèrement et se hâte d'aller l'annoncer aux autres rats.
Dès qu'ils apprirent le triste sort de leur
compagnon, ils entrèrent en fureur. Les hérauts reçurent ordre de
convoquer le lendemain matin une assemblée dans le palais de Troxarte,
père du malheureux Psicharpax, dont le cadavre, éloigné de la rive,
flottait au milieu du marais.
Au lever de l'aurore, les rats s'étant rendus
en hâte au conseil, Troxarte le premier se leva au milieu de
l'assemblée, et dans le ressentiment que lui causait la perte de son
fils, il parla en ces termes :
"Chers compagnons, quoique jusqu'à présent
j'aie été seul à souffrir de l'insolence des grenouilles, les mêmes
malheurs vous menacent tous. Infortuné que je suis ! j'avais trois
fils et je les ai perdus tous les trois. Un chat odieux m'a ravi
l'aîné ; il l'a surpris comme il sortait de son trou. Les mortels,
plus cruels encore, ont causé la mort du second avec des machines
d'une invention nouvelle : ils ont fait servir le bois à leur artifice
en construisant ce qu'ils appellent des souricières, qui sont le fléau
de notre espèce. Il m'en restait un troisième qui réunissait toute ma
tendresse et celle d'une mère chérie ; mais une grenouille cruelle, en
l'entraînant dans l'abîme, lui a fait perdre la vie. Sus donc, prenons
les armes, et précipitons-nous sur les grenouilles après avoir revêtu
nos armures étincelantes."
Ce discours a un plein effet ; il persuade
tout l'auditoire. Il semble que le dieu des combats leur inspire son
ardeur et leur fournit lui-même des armes. Ils chaussent d'abord leurs
bottines : elles sont faites de peaux de fèves qu'ils ont façonnées
avec soin ; c'est le travail d'une nuit passée à ronger de ces légumes
pour leur donner la forme convenable. Leurs cuirasses sont faites de
chalumeaux réunis par des lanières de cuir, dépouille d'un chat qu'ils
ont écorché eux-mêmes. De petits morceaux de cuivre, pris du fond
d'une lampe, leur tiennent lieu de bouclier. De longues aiguilles,
instruments de guerre tout d'acier, leur servent de lance ; enfin
leurs tempes sont pressées dans des coques de noix en manière de
casques. Telle est l'armure des rats.
Dès que les grenouilles les aperçoivent,
elles sortent de leurs marais et se rassemblent à terre. Tandis
qu'elles considèrent quelle peut être la cause des mouvements et du
fracas qu'elles entendent, un héraut s'avance vers elles. Il porte un
sceptre pour marque de sa dignité. C'est Embasichytre, fils du
généreux Tyroglyphe ; chargé du funeste message, il s'exprime ainsi :
"O grenouilles, les rats m'envoient vers vous
avec des paroles menaçantes et pour vous avertir de vous préparer au
combat. Ils ont reconnu sur les eaux l'infortuné Psicharpax, auquel
votre reine Physignathe a fait perdre la vie. Que tout ce qu'il y a
parmi vous de braves guerriers s'arme donc et s'apprête au combat !"
Leur ayant ainsi annoncé la guerre, il s'en
retourne. Ce discours, entendu par les grenouilles, répand le trouble
dans l'assemblée. Pour faire cesser les plaintes et les reproches,
Physignathe s'étant levée parle ainsi :
"Amies, je n'ai point été la cause de la mort
de Psicharpax ; je n'en fus pas même le témoin. Son imprudence a causé
sa perte. Il a voulu jouer sur les eaux et nager à la manière des
grenouilles ; il s'est noyé lui-même, et ses compagnons m'accusent à
tort d'un fait dont je suis très innocente. Hâtons-nous de délibérer
par quel stratagème nous pourrons venir à bout de détruire ces
perfides ennemis. Quant à moi , je pense que le meilleur parti que
nous puissions prendre, c'est de nous mettre sous les armes le long
des bords de cet étang, à l'endroit où le terrain est le plus escarpé
: dès que nos adversaires s'élançant fondront sur nous, chaque
grenouille saisira par le casque le guerrier le plus proche d'elle, et
nous les précipiterons dans cet étang avec leurs armes. Comme ils
ignorent l'art de nager, ils n'échapperont point au péril, et nous
élèverons bientôt sur la rive un trophée de rats immolés.
Elle dit, et toutes aussitôt se revêtent de
leurs armes. Elles entourent leurs jambes avec des feuilles de mauves
qui leur servent de bottines. Les cuirasses sont de larges feuilles de
poirée verte, des feuilles de choux bien façonnées servent de bouclier
; de longues branches de jonc acéré font l'office de javelots ; enfin
chaque guerrière se couvre la tête d'une petite coquille en guise de
casque. La troupe ainsi armée se range sur les bords élevés de l'étang
: une ardeur guerrière transporte tous ces combattants et leur fait
brandir leurs lances.
En ce moment, Jupiter ayant convoqué tous les
dieux dans le ciel étoilé, leur montre cette multitude guerrière et la
valeur des combattants, leur nombre, leur stature et la longueur de
leurs javelots. Telle on voyait s'avancer la troupe des Centaures ou
celle des Géants. Le maître des dieux demande alors, en souriant avec
douceur, s'il y a quelqu'un parmi les Immortels qui veuille entrer
dans le parti des grenouilles ou dans celui des rats, et s'adressant à
Minerve :
"Ma fille, lui dit-il, marcheriez-vous au
secours des rats ? On les voit sans cesse trotter dans votre temple,
attirés par la fumée et les bribes des sacrifices."
Ainsi parle le fils de Saturne. Minerve lui
répond en ces mots :
"O mon père ! à quelque extrémité que les
rats puissent être réduits, on ne me verra jamais les secourir. Ils
m'ont causé de trop grands dommages ; ils ont détruit les couronnes de
fleurs qui me sont offertes ; et mes lampes ont cessé de brûler parce
qu'ils ont enlevé l'huile. Mais ils m'ont fait une injure à laquelle
j'ai été encore plus sensible. J'avais fait de mes mains un beau
manteau dont la trame était très fine : les perfides me l'ont rongé,
et y ont fait mille trous. J'ai appelé un ouvrier pour réparer le
dégât ; mais il m'en coûtera cher, et voilà ce qui me met en colère.
J'avais eu recours aux emprunts pour achever ce bel ouvrage, et je
suis hors d'état de rendre. Je ne suis pas plus disposée à prendre
parti pour les grenouilles : il n'y a pas davantage à compter sur
elles. Je me souviens qu'une fois, étant accablée de lassitude au
retour d'une expédition et ayant besoin de me refaire par le sommeil,
elles firent un tel vacarme qu'il ne me fut pas possible de fermer
l'œil un instant ; je passai la nuit sans dormir, ayant la tête rompue
de leurs cris jusqu'au lendemain que le coq chanta. Gardons-nous donc,
ô dieux ! de faire intervenir notre aide dans cette affaire. N'allons
pas nous exposer à recevoir de dangereuses blessures, car les
guerriers sont vaillants, ils ne respecteraient pas les dieux mêmes,
si les dieux se présentaient à leurs coups. Qu'il nous suffise de
contempler du haut des cieux l'événement de cette journée."
Elle dit, et les dieux de l'Olympe
applaudissent à son discours. Déjà les combattants sont assemblés. On
voit avancer deux hérauts ; ils portent le signal de la guerre. Les
moucherons font résonner leurs trompes comme des clairons et sonnent
le bruit redoutable du combat ; Jupiter lui-même veut annoncer cette
sanglante journée en faisant gronder son tonnerre du haut des cieux.
Le premier trait lancé par Hypsiboas atteint
Lichenor, qui combat dans les premiers rangs : percé au foie, il tombe
dans la poussière et souille ainsi son beau poil. Troglodyte, après
lui, enfonce son javelot dans la poitrine de Péléon : ce coup mortel
la renverse par terre, son âme s'envole de son corps. Embasichytre
meurt d'un coup que lui porte Seutlée en le blessant au cœur.
Artophage frappe Polyphone à la hauteur du ventre : cette malheureuse
tombe et ses membres demeurent sans vie. Limnocharis, voyant Polyphone
dans cette extrémité attaque Troglodyte, et lui lançant une pierre
énorme, l'atteint derrière le cou. Ses yeux s'appesantissent sous les
ténèbres de la mort. Lichenor le venge en dirigeant contre elle sa
lance brillante : il ne manque pas le but, il la blesse au foie. Dès
que Crambophage l'aperçoit, s'étant mis à fuir, elle se précipite du
haut de la rive, et du milieu des eaux elle ne cesse pas de combattre
; elle l'abat d'un trait qu'elle lui lance : il ne lui est plus
possible de se relever. Le sang qui coule de sa blessure teint de
pourpre les eaux du marais, tandis que l'infortuné Lichenor est étendu
sans vie sur le rivage, environné de ses entrailles palpitantes qui se
sont répandues au dehors. Limnisie ôte la vie à Tyroglyphe. Calamite,
voyant avancer Pternoglyphe, prend la fuite et saute dans l'eau après
avoir jeté son bouclier. Hydrocharis tue le prince Pternophage d'un
coup de pierre qui l'atteint au crâne ; la cervelle lui coule par les
narines et la terre est arrosée de son sang. Lichopinax immole le
brave Borborocète d'un coup de lance ; ses yeux se ferment pour jamais.
Prassophage, apercevant Cnissodiocte, le saisit par le pied,
l'entraîne dans l'eau et ne le laisse point aller qu'elle ne l'ait
suffoqué. Psicharpax, animé par la perte de ses compagnons, combat
vaillamment à leurs côtés. Péluse reçoit de, ce guerrier une blessure
qui lui traverse le foie : elle tombe en avant et son âme descend chez
Pluton. Pélobate, témoin de ce malheur, jeta une poignée de vase au
visage de Psicharpax : son front en est tout couvert, et peu s'en faut
qu'il ne perde la vue. Transporté de fureur, il soulève avec force une
masse de pierre dont le poids surcharge la terre et dirige le coup
contre Pélobate, qu'il atteint au-dessous du genou ; il en a la jambe
droite toute fracassée et tombe à la renverse dans la poussière.
Craugaside venge son compagnon et se précipite à l'instant sur
Psicharpax ; il lui perce le ventre avec la pointe du jonc qui lui
sert de lance : comme il le retire avec force, tous ses intestins se
répandent au-dehors. Sitophage voyant Craugaside au bord de l'eau, se
retire de la mêlée en boitant, car il souffre amèrement ; il saute
dans un fossé pour éviter la mort. Toxarie blesse Physignathe au bout
du pied ; celle-ci, tourmentée par la douleur de cette blessure,
quitte aussitôt le combat et plonge dans l'étang. Troxarte, voyant
fuir son ennemie qui respirait à peine, la poursuivit avec ardeur dans
l'espoir de lui ôter la vie ; mais Prassée, voyant sa compagne à demi
morte, vient prendre sa place aux premiers rangs et ne cesse pas de
branler son javelot de jonc. Il ne peut réussir à percer les boucliers
de ses ennemis ; la pointe de sa lance ne pénètre pas assez avant.
Alors la divine Origanion imitant par sa valeur les exploits du dieu
Mars, frappe le casque orné de quatre aigrettes que portait Troxarte,
et seule entre toutes les grenouilles elle se distingue dans la mêlée.
Tous les rats se réunissent pour fondre sur elle ; mais voyant qu'elle
ne peut résister à tant de héros vaillants, elle se réfugie dans les
profondeurs du marécage.
Parmi ces rats, un jeune guerrier se
distingue sur tous les autres ; il s'avance dans les rangs des ennemis
pour les combattre. Ce vaillant chef est fils du brave Artépibule : il
ressemble en tout au dieu Mars. Méridarpax est son nom. C'est le plus
habile guerrier qu'il y ait dans l'armée des rats, car divisant une
noix en deux parties, de ses coquilles vides il arme ses mains ;
aussitôt les grenouilles épouvantées fuient dans les marais. Enflé par
son courage, il se présente sur les bords de l'étang, et là il se
vante hautement qu'il viendra seul à bout de détruire la race des
grenouilles, quelque belliqueuse qu'elle soit ; sans doute il y fût
parvenu, tant était prodigieuse sa force, si le père des hommes et des
dieux n'eût prévu cette ruine. Touché de compassion pour ces pauvres
grenouilles près de périr, il secoue sa tête auguste et il dit :
"Certes, c'est une terrible affaire que celle
qui se passe à nos yeux. J'ai senti moi-même quelque effroi en voyant
l'air féroce de Méridarpax, et son acharnement à dévaster ces marais.
Pour l'écarter du combat, tout brave qu'il est, je vais à l'instant
faire marcher contre lui la déesse qui se plaît dans le tumulte des
armes ou le dieu Mars lui-même."
A peine a-t-il achevé ces mots que Mars prend
la parole :
"Puissant fils de Saturne, dit-il, ni la
force de Minerve ni la mienne ne viendraient jamais à bout de sauver
les grenouilles du péril qui les menace ; il faut que tous les dieux
se réunissent en leur faveur ou que tu aies recours à cette arme
immense, cette arme redoutable dont tu te servis avec tant de succès
contre les Titans qui en perdirent la vie. Encelade, condamné depuis à
des liens éternels, et la race perfide des géants, furent aussi
terrassés de son poids."
Comme il disait ces mots, Jupiter lance ses
traits enflammés. L'on entend d'abord gronder le tonnerre, dont le
fracas ébranle tout l'Olympe ; puis on voit descendre le feu de la
foudre, qui, dans sa marche tortueuse, répand la terreur parmi les
hommes. A la rapidité de ce trait, on reconnaît l'arme du maître des
dieux. Les grenouilles et les rats en sont d'abord également saisis
d'effroi. Cependant le parti des rats ne cesse pas de combattre ; leur
ardeur à détruire les grenouilles aurait même redoublé, si Jupiter, du
haut de l'Olympe, n'eut eu pitié d'elles et ne leur eût envoyé sans
retard un puissant secours.
On voit arriver une troupe au dos robuste
comme une enclume, aux serres crochues, à la démarche oblique et
tortueuse : leur mâchoire est acérée et tranchante comme des ciseaux,
et leur peau est une écaille dure comme l'os. Ils ont de larges et
fortes épaules ; le dessus de leur dos brille comme s'il était revêtu
d'une armure, leurs jambes sont tortues et leurs mains toujours
tendues en avant ; ils ont les yeux placés devant la poitrine, huit
pieds, deux têtes et une quantité prodigieuse de mains. Ces animaux
sont vulgairement connus sous le nom de Cancres. Leur arrivée devient
fatale aux rats ; plusieurs d'entre eux ont la queue, les pieds ou les
mains coupés ; leurs lances sont mises en pièces : enfin ces pauvres
rats sont saisis d'une telle frayeur, qu'ils ne résistent plus et
prennent la fuite. Déjà le soleil passait sous l'horizon ; la fin du
jour fut aussi celle de cette guerre.